Tendresses
Mes gestes, mes regards, mes paroles ne manquent pas de cette tendresse que l’on décrit dans les dictionnaires. Mais la tendresse qui m’intéresse est celle que l’on dévoile en public, que l’on éprouve sans se cacher.

J’ai de la tendresse pour Chloé.
Pourtant, je ne connais pas vraiment Chloé. Nous nous sommes croisés une fois, nous avons parlé deux fois au téléphone, nous avons échangé quelques messages sur les réseaux sociaux. Elle suit mes publications, je suis les siennes. Je voudrais qu’elle illustre mes projets, elle attend patiemment que je les termine.
J’ai de la tendresse pour Chloé depuis notre première rencontre. C’était à Cannes, dans les sous-sols du Palais des Festivals. Ma première participation au Festival des Jeux, et l’avant-dernière. Elle s’est posée devant le stand, son book sous le bras. Timide peut-être, je ne m’en souviens pas. Elle était la jeune illustratrice, j’étais l’éditeur. Elle m’a tendu son book. Je l’ai pris. Probablement avec trop de nonchalance, c’était le dixième ou le quinzième de la journée. Ils se ressemblaient tous plus ou moins : techniques impressionnantes, illustrations léchées, numérisées, colorisées, photoshopées. Peu d’âme, finalement. Chloé débarque avec ses aquarelles, ses crayonnés, ses erreurs et son authenticité. Quelques images numérisées, bien sûr, pour signifier « je maitrise aussi les standards de l’industrie ». Je m’attarde davantage au travail de l’artiste qu’à celui de la graphiste-qui-maitrise-les-standards. Ainsi, je sais que j’éprouve de la tendresse, d’abord pour les œuvres, puis pour Chloé, la turbo-féministe rageuse pyromane.
La tendresse n’est pas une préoccupation. Je ne me pose pas particulièrement de question sur le sujet. Je la ressens vers moi ou de moi. C’est à peu près tout. Jusqu’à cette question de Chloé sur un réseau social dont le boss vient de s’affranchir de toute forme de modération.
Exactement le genre de question que je ne devrais pas lire. Encore moins commencer à y réfléchir. Déjà, c’est quoi, la tendresse ? Je pique le truc de Lola Lafon.
Tendresse, nom féminin : Sentiment tendre d'amitié, d'affection, d'amour qui se manifeste par des paroles, des gestes doux et des attentions délicates. La tendresse d'une mère pour son enfant ; un élan de tendresse.
Voilà donc le cœur du problème. La tendresse aux mères, la froideur au reste. J’ai été, je suis, tendre dans l’intimité, à l’abri du foyer. Avec ma compagne, avec mes enfants. Avec mes amantes et mes amants, aussi. Certainement. Mes gestes, mes regards, mes paroles ne manquent pas de cette tendresse que l’on décrit dans les dictionnaires. Mais la tendresse qui m’intéresse est celle que l’on dévoile en public, que l’on éprouve sans se cacher.
Je suis de la génération des crises économiques, de la new wave, du grunge, de la chute du Mur, de Tchernobyl et du SIDA. Celle qu’on oublie, perdue entre les boomers et les millenials. Celle qui devait hériter des bienfaits des Trente Glorieuses. Et des libertés gagnées avec les pavés de 68. Summer of Love, amour libre, loisirs… Celle, aussi, dont les grands-parents avaient connu la Seconde Guerre mondiale, dont certains parents étaient partis se battre en Algérie. Autant dire que la tendresse n’était pas tellement le truc des pères et des grands-pères. Élevés à la dure, au travail dès le plus jeune âge pour aider à la ferme, pour eux, le geste de tendresse n’existait simplement pas. Par pudeur peut-être, par ignorance aussi. Un homme, ça ne pleurait pas. Enfin, pas devant les autres.
Je ne me souviens d’aucun geste de tendresse dans ma famille. J’ai pourtant grandi dans une famille aimante. Ma mère était présente et protectrice. Mon père était encourageant et ne cachait pas sa fierté quand ses fils devenaient des humains décents. Mes grands-parents étaient aimants, sans l’ombre d’un doute. Aucune démonstration de tendresse, cependant. De la pudeur. Seulement de la pudeur. Autant que je m’en souvienne, ce n’est pas non plus l’arrivée dans l’activité sexuelle qui m’a fait découvrir une quelconque forme de tendresse. L’éducation sexuelle devait être abordée au collège. De ça je me rappelle. La prof de SVT, une ancienne, recrutée avant 68, était consciencieuse. Les programmes étaient formels, mais pas particulièrement explicites. Il fallait aborder les organes reproducteurs et leur utilisation en vue de la pérennité de l’espèce. Remarquez bien qu’il n’est pas question de plaisir, les hippies de 68 ne concevaient pas encore ledit programme. La prof, consciencieuse donc, s’appliqua à nous enseigner la reproduction des cailloux. Depuis, je dois bien avouer mon émoi quand j’observe une éruption volcanique. Tous ces fluides visqueux, brulants, qui jaillissent et s’écoulent lentement. La décennie durant laquelle j’ai découvert la sexualité s’affranchissait plutôt facilement de la tendresse amoureuse. Un héritage des soixante-huitards. Jouir comme je veux, avec qui je veux, quand je veux. La promesse de libération sexuelle s’était mue en une forme de compétition de baise. Les hommes, et par conséquent les jeunes hommes qui les imitent, devaient estimer que les femmes, désormais libérées sexuellement, étaient disposées à tout accepter, tout le temps, et encore plus si c’était athlétique. Chez les gays, pareil. Sexe, drogue et YOLO. Jusqu’au SIDA. Je ne sais plus si les premières formes de tendresse masculine que j’ai rencontrées viennent des milieux gays. Avec la maladie, le sexe pour le sexe était une roulette russe. Les caresses ont remplacé le cul. Mais pas les victimes. Ni apaisée la rage.
C’est encore loin de ce que je recherche. Pas la tendresse des dictionnaires, mais celle que moi, humain se définissant comme masculin, exprime publiquement et ouvertement. Je crois que j’ai découvert cette expression de la tendresse dans la mélancolie. Le trait de caractère qui me correspond le mieux. Plus encore, je me définis comme un mélancolique. Je le revendique. À la fois envahi d’un bonheur intense et d’une profonde tristesse par un paysage, un sourire, un détail, un son, quelques mots… La mélancolie est intimement liée à la capacité à chercher la beauté, à s’émerveiller, à imaginer, à s’extraire du quotidien. C’est précisément ici que réside la douleur. On ne s’extrait pas du quotidien. Il n’en reste pas moins que cette tendresse mélancolique est l’exact opposé de toutes formes de cynisme. De ça j’en suis heureux. La tendresse que j’éprouve pour Chloé est de celle-ci. Elle est une extension de ce que je ressens devant ses œuvres qui touchent exactement les points sensibles de ma mélancolie.
C’est trop facile. La mélancolie me permettrait ainsi d’inonder le monde de ma tendresse. Et pourquoi pas la sensibilité à l’art ? L’empathie ? Non, je ne peux pas m’en contenter.
C’est, une fois encore, dans les ténèbres que j’irai puiser. Tout commence par le jeu de rôle. Une part essentielle de ce que je suis. Imaginer des aventures incroyables, explorer des mondes fabuleux, interpréter des personnages à l’infinie variété. Vivre mille vies. Longtemps, les potes et moi avons joué « gentiment ». De temps à autre, il était question de personnages à la moralité discutable. Un de mes kinks rôliste est de pousser le curseur, de jouer avec les limites, parfois de les franchir. Je trouve sain et cathartique de se frotter à un imaginaire sombre, très sombre, voire hardcore. Autour d’une table, peu de chance de finir en taule, en HP ou six pieds sous terre. À jouer dans un imaginaire commun particulièrement trash, il devient nécessaire de s’assurer que tous les participants y prennent du plaisir. Cela tient en deux mots. Le premier, magique : safeword. Le second, la clé, la source : aftercare. L’emprunt au vocabulaire BDSM n’est pas fortuit. De mes expériences, discussions, lectures et réflexion, le parallèle entre jeux de rôle et BDSM me semble assez évident. Nous jouons avec nos limites, les poussant pour les éprouver. Nous les franchissons parfois pour découvrir d’autres horizons. Toujours dans le consentement. Toujours avec l’idée que ce sont des jeux. Nous jouons avec nos peurs, nos douleurs, nos pulsions, avec ce qui nous révulse aussi. Nous explorons nos ténèbres. Quand la session se termine, les participants prennent soin les uns des autres avant de revenir à la réalité. J’ai découvert ici une profonde et authentique forme de tendresse. Dans l’abandon des masques et des armures sociales. Sans jugement aucun. Simplement prendre soin de l’autre. Simplement dévoiler sa tendresse.
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