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Du post-apo et du féminisme

"Il y a des moments où je pense avec plaisir au temps où il n'existera plus rien à quoi je puisse m'attacher.


J'en ai assez de savoir d'avance que tout me sera enlevé. Mais ce temps n'arrivera pas, car aussi longtemps qu'il y aura dans la forêt un seul être à aimer, je l'aimerai et si un jour il n'y en a plus, alors je cesserai de vivre. Si tous les hommes m'avaient ressemblé, il n'y aurait jamais eu de mur et le vieil homme ne serait pas couché près de la fontaine, métamorphosé en pierre. Mais je comprends pourquoi ce sont les autres qui ont toujours eu le dessus. Aimer et prendre soin d'un être est une tâche très pénible et beaucoup plus difficile que tuer ou détruire. Elever un enfant représente vingt ans de travail, le tuer ne prend que dix secondes. Même le taureau a mis un an pour devenir grand et fort et quelques coups de hache ont suffi à l'anéantir. Je pense à tout ce temps pendant lequel Bella l'a porté patiemment dans son ventre et l'a nourri ; je pense aux heures difficiles de sa naissance et aux longs mois qu'il a fallu pour que le petit veau se transforme en un puissant taureau. Le soleil a dû briller pour faire pousser l'herbe dont il avait besoin, l'eau a dû jaillir et tomber du ciel pour l'abreuver. Il a fallu l'étriller et le brosser, enlever le fumier pour que sa litière soit sèche. Et tout cela a eu lieu en vain. Je ne peux m'empêcher d'y voir un désordre horrible et excessif. L'homme qui l'a abattu était certainement fou, mais sa folie même l'a trahi. Le désir secret de tuer devait déjà sommeiller en lui auparavant. Je pourrais aller jusqu'à en avoir pitié puisque telle était sa nature. Pourtant j'essaierai toujours de l'éliminer, parce qu'il m'est impossible de supporter qu'un être ainsi constitué puisse continuer à tuer et détruire. Je ne pense pas qu'il en reste un autre de son espèce dans la forêt, mais je suis devenue aussi méfiante que ma chatte. Mon fusil chargé est toujours suspendu au mur et je ne fais pas un pas dehors sans mon couteau de chasse aiguisé. J'ai beaucoup réfléchi à toutes ces choses et je suis même parvenue à comprendre les meurtriers. La haine qu'ils ressentent envers tout ce qui peut engendrer une vie nouvelle doit être terrible. Je le comprends mais je dois me défendre contre eux, moi personnellement. Il n'y a plus personne qui puisse me protéger ou travailler à ma place et me permettre ainsi de me livrer à mes spéculations sans être dérangée."

Marlen Haushofer, Le Mur Invisible (1968), traduit de l'allemand par Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon, Actes Sud, "Babel", pp. 187-189

Nous nous étions retrouvées un 8 mars. Elle était arrivée ce samedi de soleil, avec son sac à dos de randonnée, au cœur du béton de ma ville - ville qui avait été la sienne aussi - et on s'était promis un café avant son train. On avait bien songé au départ à défiler ensemble, mais son sac lourd et mon vague à l'âme, les contraintes ferroviaires, on a choisi de s'attabler en terrasse d'une librairie-café féministe qu'elle ne connaissait pas encore. Il y avait des morceaux de vie à rattraper, avec la tendresse et l'écoute qu'offrent les amitiés les plus profondes, celles qui ne s'offusquent plus du silence et du temps. Nous avions habité ensemble autrefois, à plusieurs reprises : j'étais effarée qu'elle accepte, et souhaite, ma compagnie chaotique, puisqu'elle était revenue. Nous ne nous ressemblons pas, et pourtant nous sommes devenues des sœurs choisies. Moi qui ai tendance au repli dans le silence, et qui suis très mauvaise pour entretenir des conversations à distance, je voulais lui rappeler combien elle comptait pour moi, une amitié sans rivalité, tranquille comme le Rhône. Je lui ai offert ce bouquin de Tal Madesta, Désirer à tout prix, pour ce formidable chapitre affirmant l'amitié comme aussi importante que les relations romantiques - ce chapitre me renvoyait à chaque ligne à elle. En échange, elle m'a offert Le Mur Invisible. Elle m'a dit : "c'est un roman, pas un essai, mais tu verras, c'est aussi un livre féministe, à sa façon." Je suis en train de le terminer, ce n'est plus qu'une affaire, non de jours, mais d'heures. Avant, je lisais la saga de space-opera des Voyageurs, de Becky Chambers. Ce matin, en cherchant la page Wikipédia de l'autrice, j'ai découvert qu'elle aussi était qualifiée d'écrivain féministe (je n'aime pas écrire écrivaine, parce que le mot contient l'adjectif vaine. C'est comme si la féminisation réactivait le vieux sème réactionnaire de la vanité appliqué aux femmes. Je préfère autrice, même si mon téléphone a tendance à le transformer aussitôt en un pays d'Europe centrale, ou en un drôle d'oiseau à long cou et à la réputation agressive).

Le Mur Invisible, publié en 1968 dans sa version originale, relate l'expérience d'une femme confrontée à l'absurde : partie en vacances au fond d'une vallée de campagne, dans un petit refuge, elle se retrouve, du jour au lendemain, seule prisonnière d'un mur invisible, qui l'enferme alors dans la solitude des alpages et de la forêt. Il lui faut alors apprendre à survivre, semer des champs, accueillir les bêtes sauvages piégées dans la même cage bucolique qu'elle, couper le bois, traire la vache, renoncer à tout ce que la vie moderne et urbaine lui avait apporté, sans l'aide d'aucun autre être humain.

La saga des Voyageurs, dont le premier tome est publié en 2014, raconte quant à elle les aventures spatiales d'intels, des espèces aliens dotées d'intelligence (parmi lesquels des humains, mais pas seulement), dans leur quotidien de space-opera : des manœuvres quotidiennes d'un vaisseau perceur de trous de vers dans le tome 1, au traitement digne des défunts dans un système clos basé sur le recyclage dans le tome 3, sans oublier la construction d'une amitié entre une clone et une IA dans le tome 2, ces romans, certes indépendants, mais tous interconnectés, s'attachent à décrire le soin, l'écoute, la compréhension inter-espèces, inter-individus. La métaphore est manifeste : les soucis de communication entre Aéluons et paires Sianates, leurs questionnements métaphysiques, leur rapport au divin, au sens de l'existence, à la fragilité de la vie, n'ont d'extraterrestre que le nom. C'est l'amour de l'altérité, au sens le plus humain du terme, que raconte Becky Chambers.

Pour autant, la dernière est classée dans les romans de science fiction, quand Marlen Haushofer se trouve rangée dans les romans étrangers. L'une comme l'autre racontent la survie, l'écologie, le respect du vivant, au travers d'intrigues romanesques que l'on pourrait qualifier de délirantes, oniriques, bien loin de nos préoccupations contingentes de lecteurs occidentaux de 2025. Quand elle m'a offert Le Mur Invisible, mon amie C. m'a dit "c'est aussi un livre féministe, à sa façon". J'ajouterais : "c'est aussi un livre de science-fiction, à sa façon".

Pourtant grande lectrice, avide de culture et réfractaire à aucun genre, j'ai mis une trentaine d'années à lire des autrices femmes, et plus encore à lire de la science-fiction. Les premières, car tout au long de mon parcours scolaire et universitaire, les bibliographies étaient hantées par les hommes ; la seconde, parce que je voyais la science-fiction comme un genre qui engendrait quelques bijoux de réflexion parmi un océan de divertissements passables, vaguement rigolos, mais trop souvent gangrenés par les guerres, les armes, trop souvent aseptisés aussi : où sont les parfums, les odeurs, les textures, dans les vaisseaux lisses et blancs pilotés par des voix robotiques ? Où sont les étreintes, la tendresse, au milieu de ce magma de violence d'une survie pensée comme une lutte de la chaîne alimentaire ? Tels étaient mes préjugés, construits par une culture élitiste des grands auteurs - non que je crache sur eux, puisque je lis encore avec plaisir un Balzac ou un Dostoïevski et y trouve une profondeur remarquable - consignant la science-fiction parmi les rayonnages de para-littérature, et déplorant que les femmes avaient une vie trop difficile, trop hantée par les devoirs de mère-épouse-ménagère, pour trouver leur chambre à soi et remplir ma bibliothèque. Ce n'est qu'en renonçant à lire par carrière, en recommençant à lire par plaisir, que je me rendis compte de mon erreur.

Cependant, maintenant que Becky Chambers m'a réconciliée avec le space-opera et que les autrices peuplent les rayonnages de ma mémoire, je ne peux que repérer une constante : il semble que ce soit surtout les femmes, comme le remarquait la narratrice du Mur Invisible dans l'extrait que j'ai cité au début de ce texte, qui se préoccupent de préserver le vivant. Le Mur Invisible pourrait être qualifié de roman post-apocalyptique : son héroïne y apprend la survie. Mais à l'inverse des innombrables séries, films, jeux-vidéos post-apo qui inondent nos écrans depuis une vingtaine d'années, cette survie n'est pas fondée sur la violence, mais le soin. Certes, la lente émergence de pousses de patates est moins spectaculaire que le démembrage au katana d'une horde de zombies. Moins cinématographique ? Je ne sais pas. On regarde bien des time-lapses d'éclosions de champignons sur nos réseaux sociaux. En tout cas, c'est sûr, un roman post-apo entier qui se préoccupe plus de l'ensemencement selon les saisons que de la nature martiale et guerrière de ce mur invisible - qui, pour la narratrice, ne peut être que la dernière invention macabre de pays en guerre (roman, je le rappelle, écrit en pleine guerre froide) - ce n'est pas banal.

La vogue du post-apo n'est pas tellement surprenante. Nous voici plongés dans des angoisses millénaristes, avec les résurgences de discours extrêmement violents de part et d'autres du globe, le retour de la guerre en Europe, les massacres religieux, additionnés à l'évidence du réchauffement climatique et à la compréhension que la façon dont nous vivions jusqu'il y a peu, dans une consommation délirante, nous mène droit à notre perte. Je suis de la génération qui se faisait une fête des jouets en plastique Made In China collectionnés boulimiquement dans les Happy Meal, et qui aujourd'hui renonce à faire des enfants par crainte de l'avenir qu'elle leur laissera. L'idée que nous verrons de nos yeux l'effondrement du monde est devenue une pensée quotidienne. Le post-apo est moins un fantasme qu'une projection. En attendant le déluge, nous essayons de le prévoir.

Or voilà que ces prévisions n'envisagent la survie que sous le prisme de la violence. Les néo-communautés humaines de Last of Us ou The Walking Dead se bâtissent en commandos guerriers menacés par la tyrannie ou le cannibalisme. Quand on s'imagine surpris dans une invasion zombie, demain, on calcule très vite à combien de kilomètres on se trouve d'une armurerie à dévaliser ; on se demande moins, en revanche, si l'on a quelque notion du calendrier des semences.

Ainsi : je fais l'hypothèse que si l'on aime, dans le genre du post-apo, l'idée de refaire table rase d'un monde devenu asphyxiant et toxique, l'on ne parvient à imaginer le suivant que selon les mêmes termes de la prédation et de la destruction.

Que vient faire le féminisme là-dedans ? Il y a un débat que je ne saurais mener sur les qualités de soin et de préservation plus manifestes chez les femmes. Est-ce biologique, est-ce culturel, est-ce une réalité ou une idée reçue, je n'en ai aucune idée et aucune prétention à trancher à ce sujet. Mais de fait, Becky Chambers comme Marlen Haushofer sont des écrivains femmes, qui proposent des personnages féminins, qui prennent soin d'autrui - notons que Becky Chambers invente aussi des personnages masculins qui font de même. Elles proposent un avenir après l'apocalypse qui ne raconte pas la violence, mais la tendresse. De l'apocalypse, je n'ai connu que les confinements du Covid, et certains épisodes de désespoir : dans les deux cas, notre survie psychique a tenu aux plantes qu'on a fait pousser sur nos balcons, derrière nos fenêtres, et aux animaux qu'on a observés repeupler les villes désertes. Ce qui me permet de ne pas sombrer totalement dans le désespoir quand je contemple notre monde, c'est la perspective d'un café avec mon amie C., sans rivalité ni rancœur, l'émergence de minuscules pousses de piment dans mon potager de balcon improvisé, l'existence des baisers sur le front qu'on ne représente dans pratiquement aucun film de science-fiction.

Comme l'écrivait ici Bad_Educatian plus tôt, il ne faut pas oublier la tendresse. On ne peut pas, je crois, imaginer le futur sans tendresse, sans amour de l'altérité et du vivant. Les littératures de l'imaginaire peuvent nous aider à le faire, et ce n'est pas le travail de quelques autrices féministes. Il s'agira de les défendre, au-delà des étiquettes de genre. Notre survie, au sens le plus strict et pragmatique du terme, en dépend.

Céléphaïs

Nous naviguons dans la tourmente, le maëlstrom du monde commun. Notre mât se brise sous la houle, le sel ronge la coque et nos lèvres desséchées. Sans cesse nous écopons, colmatages de fortune d'une cale perméable. Nos nuits sont boueuses. Le naufrage a depuis longtemps cessé d'être une inquiétude, il est une hypothèse permanente, plausible, imminente. Et pourtant nous tenons.

Il existe un port. Il existe un abri, dissimulé dans le tréfond de nos mémoires, où l'on accoste notre âme, refuge de fortune, le temps d'une réparation, une lueur dans la brume, une chope qui désaltère et une consolation. Il existe cette île, que certains de nous connaissent, refuge onirique à nos tempêtes et nos avaries, qui porte bien des noms : Céléphaïs, Youkali. Aucune carte n'y mène, aucun cartographe n'a su, jusqu'ici, indiquer de façon sûre sa route. On y échoue souvent par hasard, quand l'espoir nous avait désertés. On se souvient parfois de quelle étoile, quelle constellation observer pour y retourner, alors on essaie de contempler le ciel, trouver la configuration parfaite, par-delà la tempête et le désespoir.

Aussi, les autres marins nous croient fous. Ils se rient de nous, chercheurs d'un trésor qui n'aurait jamais existé. D'aucuns parfois tentent de nous expliquer nos erreurs, de nous dissuader de nos errances : il faudrait, disent-ils, surtout changer le bois de la cale pour de l'acier, installer un moteur, sans se douter que les récifs bordant notre île dévorent le métal comme Charybde et Scylla. Ils rient de nos chimères ; la rationalité et la technologie sont les alliés de tout navigateur, disent-ils, pourquoi courir le péril d'une coque branlante, d'un rafiot brinquebalant et peu sûr, pour traquer une île sans lieu, ancrée seulement dans nos mémoires ?

Pourtant, nous continuons, car nous savons. Nous avons cru devenir fous, mourir mille fois, avons failli renoncer plus encore. Mais un jour que l'eau douce venait à manquer, que les flots battaient la coque grinçant comme hurle une harpie, je t'ai croisé. Tu m'as parlé d'une île qui n'existait sur aucune carte, un lieu qui n'existait que dans ta mémoire, que tu avais quitté hier, que tu retrouverais. Alors j'ai su que je devais te croire. Que tu n'étais pas fou, ni moi. Nous avons amarré nos radeaux l'un à l'autre, quelques algues desséchées dont on a su faire des cordes, et les bribes de nos souvenirs de la route accordés l'un à l'autre comme autant de tessons d'un vase brisé. L'océan nous avale, mais nous ne sommes plus seuls.

Nous cherchons Céléphaïs ensemble, et si elle existe pour toi, pour moi, elle existe pour d'autres, elle, lui, eux, vous. Nous nous retrouverons.

Tendresses

Mes gestes, mes regards, mes paroles ne manquent pas de cette tendresse que l’on décrit dans les dictionnaires. Mais, la tendresse qui m’intéresse est celle que l’on dévoile en public, que l’on éprouve sans se cacher.

J’ai de la tendresse pour Chloé.

Pourtant, je ne connais pas vraiment Chloé. Nous nous sommes croisés une fois, nous avons parlé deux fois au téléphone, nous avons échangé quelques messages sur les réseaux sociaux. Elle suit mes publications, je suis les siennes. Je voudrais qu’elle illustre mes projets, elle attend patiemment que je les termine.

J’ai de la tendresse pour Chloé depuis notre première rencontre. C’était à Cannes, dans les sous-sols du Palais des Festivals. Ma première participation au Festival des Jeux, et l’avant-dernière. Elle s’est posée devant le stand, son book sous le bras. Timide peut-être, je ne m’en souviens pas. Elle était la jeune illustratrice, j’étais l’éditeur. Elle m’a tendu son book. Je l’ai pris. Probablement avec trop de nonchalance, c’était le dixième ou le quinzième de la journée. Ils se ressemblaient tous plus ou moins : techniques impressionnantes, illustrations léchées, numérisées, colorisées, photoshopées. Peu d’âme, finalement. Chloé débarque avec ses aquarelles, ses crayonnés, ses erreurs et son authenticité. Quelques images numérisées, bien sûr, pour signifier « je maitrise aussi les standards de l’industrie ». Je m’attarde davantage au travail de l’artiste qu’à celui de la graphiste-qui-maitrise-les-standards. Ainsi, je sais que j’éprouve de la tendresse, d’abord pour les œuvres, puis pour Chloé, la turbo-féministe rageuse pyromane.

La tendresse n’est pas une préoccupation. Je ne me pose pas particulièrement de question sur le sujet. Je la ressens vers moi ou de moi. C’est à peu près tout. Jusqu’à cette question de Chloé sur un réseau social dont le boss vient de s’affranchir de toute forme de modération.

Exactement le genre de question que je ne devrais pas lire. Encore moins commencer à y réfléchir. Déjà, c’est quoi, la tendresse ? Je pique le truc de Lola Lafon.

Tendresse, nom féminin : Sentiment tendre d'amitié, d'affection, d'amour qui se manifeste par des paroles, des gestes doux et des attentions délicates. La tendresse d'une mère pour son enfant ; un élan de tendresse.

Voilà donc le cœur du problème. La tendresse aux mères, la froideur au reste. J’ai été, je suis, tendre dans l’intimité, à l’abri du foyer. Avec ma compagne, avec mes enfants. Avec mes amantes et mes amants, aussi. Certainement. Mes gestes, mes regards, mes paroles ne manquent pas de cette tendresse que l’on décrit dans les dictionnaires. Mais la tendresse qui m’intéresse est celle que l’on dévoile en public, que l’on éprouve sans se cacher.

Je suis de la génération des crises économiques, de la new wave, du grunge, de la chute du Mur, de Tchernobyl et du SIDA. Celle qu’on oublie, perdue entre les boomers et les millenials. Celle qui devait hériter des bienfaits des Trente Glorieuses. Et des libertés gagnées avec les pavés de 68. Summer of Love, amour libre, loisirs… Celle, aussi, dont les grands-parents avaient connu la Seconde Guerre mondiale, dont certains parents étaient partis se battre en Algérie. Autant dire que la tendresse n’était pas tellement le truc des pères et des grands-pères. Élevés à la dure, au travail dès le plus jeune âge pour aider à la ferme, pour eux, le geste de tendresse n’existait simplement pas. Par pudeur peut-être, par ignorance aussi. Un homme, ça ne pleurait pas. Enfin, pas devant les autres.

Je ne me souviens d’aucun geste de tendresse dans ma famille. J’ai pourtant grandi dans une famille aimante. Ma mère était présente et protectrice. Mon père était encourageant et ne cachait pas sa fierté quand ses fils devenaient des humains décents. Mes grands-parents étaient aimants, sans l’ombre d’un doute. Aucune démonstration de tendresse, cependant. De la pudeur. Seulement de la pudeur. Autant que je m’en souvienne, ce n’est pas non plus l’arrivée dans l’activité sexuelle qui m’a fait découvrir une quelconque forme de tendresse. L’éducation sexuelle devait être abordée au collège. De ça je me rappelle. La prof de SVT, une ancienne, recrutée avant 68, était consciencieuse. Les programmes étaient formels, mais pas particulièrement explicites. Il fallait aborder les organes reproducteurs et leur utilisation en vue de la pérennité de l’espèce. Remarquez bien qu’il n’est pas question de plaisir, les hippies de 68 ne concevaient pas encore ledit programme. La prof, consciencieuse donc, s’appliqua à nous enseigner la reproduction des cailloux. Depuis, je dois bien avouer mon émoi quand j’observe une éruption volcanique. Tous ces fluides visqueux, brulants, qui jaillissent et s’écoulent lentement. La décennie durant laquelle j’ai découvert la sexualité s’affranchissait plutôt facilement de la tendresse amoureuse. Un héritage des soixante-huitards. Jouir comme je veux, avec qui je veux, quand je veux. La promesse de libération sexuelle s’était mue en une forme de compétition de baise. Les hommes, et par conséquent les jeunes hommes qui les imitent, devaient estimer que les femmes, désormais libérées sexuellement, étaient disposées à tout accepter, tout le temps, et encore plus si c’était athlétique. Chez les gays, pareil. Sexe, drogue et YOLO. Jusqu’au SIDA. Je ne sais plus si les premières formes de tendresse masculine que j’ai rencontrées viennent des milieux gays. Avec la maladie, le sexe pour le sexe était une roulette russe. Les caresses ont remplacé le cul. Mais pas les victimes. Ni apaisée la rage.

C’est encore loin de ce que je recherche. Pas la tendresse des dictionnaires, mais celle que moi, humain se définissant comme masculin, exprime publiquement et ouvertement. Je crois que j’ai découvert cette expression de la tendresse dans la mélancolie. Le trait de caractère qui me correspond le mieux. Plus encore, je me définis comme un mélancolique. Je le revendique. À la fois envahi d’un bonheur intense et d’une profonde tristesse par un paysage, un sourire, un détail, un son, quelques mots… La mélancolie est intimement liée à la capacité à chercher la beauté, à s’émerveiller, à imaginer, à s’extraire du quotidien. C’est précisément ici que réside la douleur. On ne s’extrait pas du quotidien. Il n’en reste pas moins que cette tendresse mélancolique est l’exact opposé de toutes formes de cynisme. De ça j’en suis heureux. La tendresse que j’éprouve pour Chloé est de celle-ci. Elle est une extension de ce que je ressens devant ses œuvres qui touchent exactement les points sensibles de ma mélancolie.

C’est trop facile. La mélancolie me permettrait ainsi d’inonder le monde de ma tendresse. Et pourquoi pas la sensibilité à l’art ? L’empathie ? Non, je ne peux pas m’en contenter.

C’est, une fois encore, dans les ténèbres que j’irai puiser. Tout commence par le jeu de rôle. Une part essentielle de ce que je suis. Imaginer des aventures incroyables, explorer des mondes fabuleux, interpréter des personnages à l’infinie variété. Vivre mille vies. Longtemps, les potes et moi avons joué « gentiment ». De temps à autre, il était question de personnages à la moralité discutable. Un de mes kinks rôliste est de pousser le curseur, de jouer avec les limites, parfois de les franchir. Je trouve sain et cathartique de se frotter à un imaginaire sombre, très sombre, voire hardcore. Autour d’une table, peu de chance de finir en taule, en HP ou six pieds sous terre. À jouer dans un imaginaire commun particulièrement trash, il devient nécessaire de s’assurer que tous les participants y prennent du plaisir. Cela tient en deux mots. Le premier, magique : safeword. Le second, la clé, la source : aftercare. L’emprunt au vocabulaire BDSM n’est pas fortuit. De mes expériences, discussions, lectures et réflexion, le parallèle entre jeux de rôle et BDSM me semble assez évident. Nous jouons avec nos limites, les poussant pour les éprouver. Nous les franchissons parfois pour découvrir d’autres horizons. Toujours dans le consentement. Toujours avec l’idée que ce sont des jeux. Nous jouons avec nos peurs, nos douleurs, nos pulsions, avec ce qui nous révulse aussi. Nous explorons nos ténèbres. Quand la session se termine, les participants prennent soin les uns des autres avant de revenir à la réalité. J’ai découvert ici une profonde et authentique forme de tendresse. Dans l’abandon des masques et des armures sociales. Sans jugement aucun. Simplement prendre soin de l’autre. Simplement dévoiler sa tendresse.

Horreur rurale

INCIPIT, subst. masc. inv. : Premiers mots d'un manuscrit, d'un texte ; début d'une œuvre musicale. En référence à la locution latine que l'on trouve au début des manuscrits latin du Moyen Âge : incipit liber « ici commence le livre ».

Voici les premières lignes d'une histoire qui se racontera quand les joueuses et les joueurs s'en empareront. Elle est incomplète. Personne n'en connaîtra jamais toutes les versions.

Le village est niché au fond d'un val escarpé creusé par la rivière qui le traverse toujours. Coincé entre des falaises et une forêt immémoriale, il n'est pas tout à fait reclus, mais reste d'un accès difficile. Il a survécu à bien des bouleversements, des guerres et des révolutions. La dernière en date, cependant, a presque eu raison de lui. L'exode. Tant de familles l'ont quitté pour la grande ville, toute proche et si lointaine. Pourtant, une fois de plus, la source pourrait le sauver encore.

La tempête fait rage plusieurs jours. Alternant pluies diluviennes, froid mordant, neiges soudaines et tornades. Une apocalypse. Arbres arrachés. Crue de la rivière. Destruction du pont. Routes et communications coupées. Réseau électrique défaillant. Le village se réveille hors du monde et découvre l'horreur d'un corps mutilé, comme dévoré par une bête immonde.

Les personnages sont la Loi, la Mémoire, la Cheville ouvrière, l'Enfant prodigue, la Vieille fortune. Arc narratif de quelques sessions, s'appuyant sur Rooted in Trophy, il explore les relations entre les locaux, autant que les mystères horrifiques qui entourent le village. Il puise son inspiration dans l'horreur folklorique et nordique. Un lieu isolé, des personnages qui ne peuvent compter que sur eux-mêmes, des histoires anciennes.

Agression

In media res est une locution latine désignant, d'après le dictionnaire, le procédé narratif qui consiste à placer l'audience au cœur de l'action sans préalables.

Tu humes l'air à l'orée du camp, les yeux clos pour discriminer les odeurs. Parfum puissant et métallique du sang. Tu perçois l'agitation et la colère par delà les effluves. Et la peur, surtout la peur. Viscérale. Primordiale. La peur de la mort qui rôde. Frisson. Alerte. Nouvelle décharge d'adrénaline. Inspiration, expiration, trois fois. Une gorgée d'élixir, encore.

Tu tombes sur Freddy, incohérent, en panique.

« Du sang… Elle va crever… les salauds… Du sang, ils l'ont planté ! » Il t'attrape par le col, il hurle. « Elle va crever, j'te dis !
— Lâche-moi Freddy. Explique. » Tu le repousses sans violence, mais fermement.
— « Friska, elle pisse le sang. Enculés ! J'vais leur faire la peau !
— Arrête-ça ! Li ?
— Du sang. Partout sur elle… Ça dégouline… Le sang ! » Tu l'abandonnes à ses délires. L'urgence, c'est Li.

Tu entres dans l'abri de Li sans t'annoncer. Elle est assise là, à même le sol. Couverte de sang et de larmes, elle berce doucement sa chienne. Elle lève les yeux vers toi. Son regard n'est que désespoir. Tu t'accroupis face à elle, résolu. Tu sais ce que tu dois faire.