Il évitait son reflet depuis plusieurs jours. Ou, plus exactement, il refusait de voir ce que les surfaces réfléchissantes pourraient renvoyer. Il reniait, bravache, la frayeur qu’inspirait sa propre image. Il était l’Énantionarcisse, animé par une profonde haine de son reflet. Tête-à-tête inévitable, pourtant. La raison, il la connaissait. Mais, ça ne rend pas les choses moins compliquées de savoir. Il oubliait son visage. Les masques qu’ils portaient en permanence, les identités qu’il prenait selon le jour, l’heure, les circonstances, l’avaient érodé.
Au début, c’était pratique. Il suffisait d’observer. Les gens, les mimiques, les attentes, les us et coutumes, l’étiquette, les interactions. Ensuite, c’était un rôle, une imitation, un masque justement. Pour donner le change. Pour paraître normal. Pour entrer dans le moule. C’était devenu une habitude, puis un réflexe. Comme pour protéger ce qu’il y a de plus authentique, ce que les autres ne comprennent pas, ce qu’ils appellent folie, trouble, maladie ou bizarrerie. Il était devenu, tout à tour, enfant sage, adolescent ordinairement rebelle, étudiant plus ou moins brillant, chercheur, chroniqueur, informaticien, prof, amant, ami, mari, père, compagnon. Il avait bu, fumé, usé de diverses substances, participé à des choses qui semblent tellement normatives à la réflexion, simplement pour s’intégrer, au risque de se perdre. Mais, secrètement, il entretenait ses rêves, ses étrangetés, son être profond et véritable, celui que personne ne voyait, celui que seuls quelques privilégiés ou illuminés pouvaient apercevoir. Cela devint une obsession. Sa quête passait forcément par l’imaginaire. Le sien et celui des autres. Son refuge le plus sûr, dans la solitude et les silences. Charlélie Couture lui chantait : « Comme la vie réelle le dégoûte / Il se réfugie dans la science-fiction / Il dit que les seuls amis qui l’écoutent / Évoluent dans la suprême dimension » et Umberto Eco lui murmurait : « La lecture est une immortalité en sens inverse. »
Par caprice, il n’avait pas voulu, pu, ou su se contenter d’une seule vie. Il lisait, il regardait des films, il jouait aux jeux vidéo, aux jeux de rôle. Boulimique, avide de mondes imaginaires, de fictions et de personnages. Il vivrait 5 000 ans, connaîtrait mille vies. Parfois, quelqu’un s’inquiétait (ne va-t-il pas se déconnecter de la réalité ?). Mais sa maîtrise des masques de normalité rassurait. Non, il était conscient et consentant. Fuir le monde était une nécessité vitale. Revêtir la vie des personnages comme on enfile son armure. Bien sûr, il avait lu, compris et intégré le bleed. Cette perméabilité par laquelle les émotions, pensées ou réactions d’un personnage influencent la personne, ou inversement. Il en jouait.
Ainsi, il était les personnages qui peuplaient ses livres, ses films et ses jeux. D’abord, Aragorn, Gandalf, Paul Atreides, Hector de Troie, Random d’Ambre, la créature de Frankenstein, le corbeau de Poe, Baba Yaga, le Grand méchant loup, Edmond Dantès, Sherlock… Puis, Adam et Ève de Jarmusch, Emma, Jonas Kahnwald, Antonin, Richard, Katia, l’agent Cooper, Shelly Johnson, Betty/Diane, un objet de désirs, Betsy dont le vrai nom est Elisabeth, Clara et l’eau qui charrie ses larmes… Tant d’autres.
Ce matin, il croisa son reflet. Une inspiration, les yeux clos, pour chasser la peur. Il y vit les masques et les personnages. La somme de ses vies. Au fond, ses yeux semblaient vides.
Parfois l'horizon se déploie derrière
Et parfois je ne récolte que des échardes
Échardes dans les mains
Échardes dans le crâne
Échardes dans le cœur
Dans les yeux sous les ongles
Je me vautre
Et je recommence
Plutôt les échardes que la prison ou l'exil
J'ai des hématomes
Des égratignures
Comme une gamine de cinq ans
Qui court
Qui tombe
Qui se relève
Parce qu'elle vit
J'ouvre la vie au pied de biche
Ça fait du boucan
Ça fout le bordel
C'est que je ne suis pas facile à vivre
C'est que je ne vis pas facilement
Mais plutôt cela que piétiner sur le seuil
Je ne tiens pas en place
Je ne comprends pas ceux qui s'en contentent
Du seuil
Je ne supporte pas comment on parle aux fous
Les insultes et le mépris
Alors je leur parle avec douceur
Je les écoute
Même si ça ne veut rien dire
Ils parlent une langue étrangère
Autrefois on aurait pu croire
Qu'ils étaient habités des dieux
Il y a longtemps
Que leurs délires étaient des oracles
On ne comprend jamais la langue des dieux
Ou toujours trop tard
Quand j'oublie de cueillir des fleurs sur le chemin
Je me sens endeuillée
J'aurais dû
L'éclat des pétales en persistance rétinienne
Cette corolle mauve
Cette fulgurance jaune d'or dans les terre-pleins
Que l'on piétine sans les voir
Je les aurais encloses dans un bouquin
Elles auraient gardé leurs couleurs de printemps
Elles n'auraient pas été oubliées
Elles auraient rappelé l'espoir
Quand la grisaille et le froid rongent nos âmes
Je les ai oubliées
J'ai les larmes aux yeux des fleurs que j'ai oublié de cueillir
Je marche en funambule
Tout près de la folie
Je ne tombe pas
Je ne suis pas saine non plus
Il y a un monde où je suis un cas clinique
Avec des molécules pour que je ne me fasse pas trop mal en tombant
Mes mots qui bégayent
L'impossibilité de parler clairement
Une pelote de foutoir à démêler
Une toile d'araignée roulée en boule au fond du placard
Pour apprendre à ne plus pleurer pour des fleurs
J'ai toujours été trop sensible
Il paraît
Il y a un monde où j'écris
Parfois ça fait pleurer les gens
On me dit que c'est beau
Que c'est limpide
Aussi limpide que ma parole est engourdie
Inaudible
Charabia
J'ai lu trop de livres
J'en attends trop de la vie
Je devrais me satisfaire
Small talk essentiel :
Ohlala, il fait si gris aujourd'hui !
— C'est les incendies au Canada.
Qu'elle est jolie ta veste en cuir vegan
On ne dit plus sky simili-cuir
Ou plastique
Même si c'est pareil
Cousue à la chaîne dans des ateliers minables de pays abîmés
Née de la cuve et du détergent
Elle te va bien cette veste
Tu as bon goût
Pourquoi les gens sont si agressifs ?
— C'est qu'ils vont mal ils sont en colère
Moi je suis en colère tout le temps
Il y a un monde où je suis une guerrière révoltée
Il y a un monde où je suis têtue obstinée et pénible
Où j'emmerde le monde
Je ne veux pas emmerder le monde
Mais quand même
C'est insupportable
Avoir un avis sur tout
La géopolitique en combat entre les gentils et les méchants
Le décompte des morts
La comparaison numérique
Ceux qui ne se sentent pas à l'aise dans leur corps
A qui on reproche d'exagérer
De fouler aux pieds les valeurs arbitraires
La croissance l'économie le travail famille patrie
Ceux qui veulent grand-remplacer le grand-remplacement par leurs gènes
Blancs
Au nom de valeurs d'un roman national simpliste
Et pas du tout documenté
Ceux-là qui me reprochent de ne pas fonder une famille
Moi qui ai les bons chromosomes
Selon eux
La peau blanche les yeux clairs
Mes ancêtres les gaulois
Foutaises
Je ne fonde pas une famille
Enfin pas biologique
Je fonde une famille de différences
Tant pis pour les chromosomes
Il y en a toujours d'autres
Plein
Et des bien
De toutes les couleurs
Je crache dans mon devoir de femme
Mon ventre reste vide
Mes poumons pleins de fumée
On me dit que je suis égoïste
J'ouvre la vie au pied de biche
Sinon j'asphyxie
J'ai des bleus et des échardes partout
Je cherche la poésie
Je cherche le roman
Il y a un monde où je suis une artiste qui rappelle
Qu'il est bon de pleurer pour des fleurs
Il y a un monde où je prends des médicaments
Pour les oublier
Parce qu'il paraît qu'on ne peut pas vivre
Si on pleure tout le temps.
Les millenials vont mal, ça n'a rien d'une surprise. Ils en parlent, les JT, qui évoquent la baisse de natalité dans ma génération, ces trentenaires qui ne font plus assez de gosses et qui refusent de travailler, accusation d'égoïsme et de flemme sur le bout des lèvres. Les millenials vont mal, et mes bandes de copains en colère, ceux qui regardent les actus et ragent et ceux qui ferment tous les canaux. Certains d'entre nous battaient le pavé de la réforme des retraites, certains documentent sur leurs réseaux sociaux les atrocités de la guerre, ceux qui voulaient des enfants y réfléchissent à deux fois, trois fois, avant d'arrêter la pilule, et même quand on éteint la télévision et les médias on ne peut pas ignorer : si le ciel est si trouble c'est à cause des incendies au Canada ; si la rue est si bruyante c'est parce qu'en bas on manifeste contre les bombardements de Gaza ; et l'on explique à nos parents que l'on ne peut pas s'acheter un appartement à 25 ans comme eux l'avaient fait. Si je me cache les yeux, si je bouche mes oreilles, si j'obstrue ma bouche, comme les trois petits singes, j'entends tout de même le fracas du monde. Rien, rien. Même si l'on essaie en secret de ralentir notre absorption de la violence omniprésente et revenir aux choses simples, on se fait engueuler tout le temps, c'est qu'on ne soutient pas assez la courbe de la croissance, consommer, procréer, se tuer à la tâche. Un copain m'a dit l'autre jour qu'il pensait qu'on était "une génération de délire et de chute psychologique sans précédent". On a vu l'alchimie de l'or devenu boue : les promesses du modem dans chaque domicile, le miracle du smartphone, les jouets des Happy Meal en plastique multicolore quand on ne se doutait pas de la pollution générée, mais aussi le vote utile, les attentats qui ont ramené les commandos super-armés dans les rues, et maintenant le monde qui brûle de notre naïveté à avoir cru que la paix et la prospérité seraient éternelles. On y croyait mais on était gamins. Maintenant au moment de faire des gosses ou de participer à la marche du monde à l'image de nos parents, on dit non. Dans la bouche de certains de nos aînés c'est presque comme si on leur crachait au visage. Mais quand ils nous concevaient l'URSS disparaissait pour les promesses d'une mondialisation heureuse. Nos parents croyaient au progrès. L'air, je crois, n'avait pas cette épaisseur d'hydrocarbures, de particules fines, et d'éclats coupants de fer.
Nous ne sommes pas les seuls, au demeurant, à porter cette tristesse. @Bad_Educatian souvent évoque, dans nos discussions, son sentiment d'appartenir aussi à une génération triste, les X, juste avant. La menace du VIH à l'âge des boîtes de nuit et des bars ; les enfants qui naissent pendant que les tours s'effondrent ; l'impuissance de voir ce monde devenir dégueulasse, en ayant le sentiment de ne pouvoir rien y changer. L'autre jour, dans La Grande Librairie, Chloé Delaume évoquait cependant leur victoire pour un monde un tout petit peu plus juste : #MeToo. La transformation des normes non-dites et enfermantes sur le corps des femmes, des enfants. Plusieurs fois, quand je discutais avec quelque personne de cette génération, on me répondait : "si j'avais su que c'était possible, je n'aurais peut-être pas fait d'enfant", par exemple.
J'ai fait mes études avant #MeToo. J'ai construit ma culture littéraire sur les manuels de l'époque, ma bibliothèque de classiques est remplie de noms d'auteurs hommes. Il y a une dizaine d'années, une pétition pour inscrire plus de femmes au programme du bac de français m'a fait prendre conscience de cette absence de mixité. Au dîners de famille, aussi, je réalisais combien je pouvais facilement évoquer Dostoïevski, Hugo, Baudelaire, mais que je n'avais aucune culture de la littérature contemporaine. Ce qui est arrivé ensuite s'est produit sans que j'en aie pleinement conscience : mes lectures sont progressivement devenues féminines. Ce n'était pas une action de militantisme délibérée : j'ai découvert des romancières, comme Sarah Chiche, Lola Lafon, Emma Becker, Wendy Delorme, Chloé Delaume, Becky Chambers, Annie Ernaux, Svetlana Alexievitch, dont je me suis mise à lire compulsivement toute la bibliographie parce que leurs voix me parlaient. C'est pourtant simple : je suis une femme adulte, et en tant que telle je me suis identifiée à leurs personnages. Elles posaient des mots, des phrases, sur mes éprouvés. Tout d'un coup, certaines expériences de l'humanité que je n'avais lues que par un prisme masculin se sont complexifiées de nuance : Sarah Chiche nuance l'adultère que je ne connaissais que par Carmen et Madame Bovary ; Emma Becker et Wendy Delorme écrivent l'érotisme d'un autre regard que celui de Sade ; Becky Chambers raconte des soap-opéra qui concurrencent Star Wars ; et Svetlana Alexievitch nomme l'un de ses récits : La Guerre n'a pas un visage de femme.
Je vais énoncer un poncif éculé, et qui pourtant semble toujours opérant : les petits garçons jouent à la guerre, les petites filles à la poupée. Les petites filles soignent, et les petits garçons tuent. Ce n'est pas programmé dans nos gênes, on a juste été éduqués ainsi. Heureusement ceci change, mais nos décisionnaires politiques sont encore des hommes éduqués à l'ancienne, et ça s'envoie des obus et des drones dans la gueule, ça construit des fusées phalliques, ça rêve de courbes économiques turgescentes. Pendant ce temps-là, dans les derniers bouquins que j'ai lus cette années, j'ai trouvé une femme qui seule survivait dans une ferme en construisant un abri pour sa vache (Le Mur invisible, Marlen Haushofer), une qui partait en road-trip dans la montagne avec le cadavre de son amant mort accidentellement dans le coffre de sa voiture (Reste, Adeline Dieudonné), une qui cherchait l'inspiration dans les pierres d'un village de montagne et retrouvait l'histoire de deux amoureuses du siècle dernier (Le Chant de la rivière, Wendy Delorme). Dans ces trois romans, la narratrice s'enfonce dans la nature, dans une retraite qui rappellerait presque un Thoreau ou un Conrad. Je ne vous parle pas de la nature fantasmée du féminin sacré, opération marketing brillante qui entérine le sexisme en assignant les femmes à de vagues prêtresses de la lune et sorcières autodidactes sexy et inoffensives dans un paysage domestiqué. Je vous parle d'une nature sauvage, inhospitalière, indomptée, dans laquelle la narratrice se casse les ongles, se fait mordre par les vipères, se perd. Pour survivre, la narratrice doit apprendre à s'oublier, à regarder, à écouter.
Et n'est-ce pas cela qui manque, actuellement, dans le fracas du monde qui nous déglingue, millenials, gen X, et tous les autres ? Un monde fait de peurs et de repli sur soi, où l'on est si jaloux de ses propres intérêts que l'on survit en agressant, on se regarde le nombril au lieu de regarder l'Autre, on hait au lieu d'aimer ?
Mes copains millenials sont tristes, ça n'a rien de nouveau, ni rien de surprenant, mais parfois, pour se consoler, on imagine des maisons en forêts, des fermes où l'on élèverait des cailles, des poules et des lapins, des familles qui ne sont pas nucléaires mais recomposées parce que l'Amour et le soin n'ont pas besoin d'une reconnaissance du sang identique pour se déployer. Et c'est peut-être très cliché, mais cet espoir et cette joie du vivant, je les retrouve surtout chez les autrices femmes, non pour une quelconque absurdité essentialisante qui dirait que l'instinct maternel est inné et programmé génétiquement par notre utérus, mais parce qu'en effet, on a été éduquées depuis la petite enfance à prendre soin. Peut-être que ces réflexions sont ineptes et que je joue à la bergère comme Marie-Antoinette au Hameau de la reine ; mais peut-être aussi que c'est bien qu'on commence à entendre ces femmes, parce qu'après tout, si au lieu de chercher à domestiquer, on commençait juste à écouter, l'avenir pourrait n'être pas si dégueulasse que ça.
"Il faut cultiver son jardin", concluait Voltaire à la fin de Candide. Et si, en oubliant l'enclos de la propriété privée, on cultivait plutôt les forêts, les montagnes, les amis, la curiosité ?
J'étais assise dans le fauteuil du patient. Il me faisait face, son bloc-notes sur les genoux, légèrement à contre-jour la lumière filtrait des voilages, diaphane et blanche, comme un halo autour de sa tête, il me souriait pour que je continue, dans une écoute bienveillante. C'était mon ami, mon seul ami dans cette année destructrice, parce que j'étais exilée loin des miens et que quatre jours sur cinq je me levais, à 5h30, pour courir après un train, une marche, le froid, piétiner le béton grisâtre, au son des marteaux-piqueurs, tenter de rester droite et digne dans des préfabriqués minables. La rue dans laquelle je travaillais portait ces noms qu'on leur donnait, fièrement, à l'époque, nom du dur labeur des classes prolétaires qui s'y entassaient pour gagner leur pain à la sueur de leurs fronts, quelqu'un avait dû se dire qu'il fallait glorifier l'ouvrier, alors, rue de l'acier, de la houille, ou de la silicose, tiens. Une autoroute passait en pont juste au-dessus, ruant des grosses berlines et SUV rutilants vers la métropole de luxe. Nous on était en-dessous, on ne passait pas la frontière, à peine un kilomètre entre l'indignité de nos cafards, de nos préfabriqués qui fuyaient quand il pleuvait, et ce luxe fermé comme d'un mur invisible qu'on ne franchissait pas. Ça hurlait dans mon préfabriqué, ça grondait de la colère et de l'injustice dont j'étais, de facto, désignée comme une représentante, une responsable, peu importe si j'avais vraiment envie d'aider et que moi non plus je ne franchissais pas le mur invisible, peu importe si j'essayais de rester calme et souriante alors que j'aurais voulu hurler de cette indignité dans laquelle nous pataugions, moi de 7h30 à 18h, eux depuis des années et pour des années encore, je voulais me frapper la tête contre les murs, mon cuir chevelu desquamait de stress, mais j'essayais de rester calme, sereine au milieu de la tempête, du moins en apparence, neuf mois et je me tire, huit mois et je me tire, sept mois et je me tire... Je fuyais tous les week-ends. J'accomplissais tout geste en pilote automatique, consciente dès le début de mon impuissance. Je mangeais à peine, le soir je m'offrais une bière, seule, pour m'endormir un peu. Alors évidemment j'ai craqué, j'ai fait une dépression, on me disait de prendre du recul comme si c'était facile, de prendre du recul dans le froid des préfabriqués qui résonnent les cafards et la colère, et moi pas armée pour, j'ai craqué et je me suis retrouvée dans son cabinet et c'est devenu, huit mois durant, mon phare, quarante minutes par semaine, cinquante balles, mon meilleur ami.
Dans ces séances hebdomadaires j'ai commencé à déballer, d'abord mon stress immédiat, les contours de cette dépression réactionnelle, et de fil en aiguille, le chemin inverse de ma courte biographie, l'enfance, la mère, le père, les petites humiliations pas digérées, les anciens chagrins, les deuils et les trous dans le fil de l'existence, tout le retour de ce qui avait été refoulé et qui ressurgissait maintenant parce que mon petit chemin tout droit vers l'avenir d'adulte que j'avais imaginé lumineux comme la famille Ricoré s'était échoué sur une mutation-exil, la fin des soirées déguisées chez les potes où on s'alcoolise parce qu'il n'y a rien d'autre à faire que danser et réviser les partiels ensuite, ce moment bancal où tu n'es plus étudiant mais pas encore enceinte, mariée, occupée les week-end à comparer les nuanciers de papier-peint pour la chambre de l'enfant à naître. Donc le malaise de l'entrée dans la vie professionnelle, et d'ailleurs cette arrivée particulièrement brutale rue de la silicose du béton et de l'impuissance, et de fil en aiguille, on remonte la piste, la fac, l'adolescence, l'enfance, et se dessinait au-delà de la dépression réactionnelle de cette année d'exil un torrent boueux de traumas que j'avais cru digérés pour les avoir juste verrouillés dans le coffre-fort de ma mémoire. De toutes façons, je disais, on a tous des squelettes dans le placard, les miens ne sont pas pires que ceux de n'importe qui.
Je sentais bien qu'il était ému et que son sourire quand je débarquais n'était pas uniquement le masque de la bienveillance du soignant. J'en ai eu la preuve après. Il y avait de l'admiration. Je ne savais pas qu'un type plus âgé que mon père pouvait avoir de l'admiration pour la gamine que j'étais. Il m'a conseillé de lire La nuit j'écrirai des soleils, de Boris Cyrulnik. Lui, c'est l'inventeur de la résilience, et ce bouquin, qui se promène dans des biographies d'artistes poly-traumatisés, relève combien leur art s'en est trouvé magnifié. C'est un mythe qui a la dent dure, Van Gogh qui peint de façon si sublime parce qu'il a la maladie dans le crâne, l'éclat des tableaux de Goya, le spleen de Baudelaire. La mélancolie est jolie, jolie, quand elle est projetée sur le papier. Il m'est arrivé, depuis, de reprendre à mon compte cet adage, comme un dicton de consolation à offrir aux adolescentes écorchées qui m'ont parlé ensuite, "c'est dans la nuit la plus noire que l'on voit le mieux les étoiles", je leur disais, façon de dire "tiens bon, parce que tu auras l'art comme armure". Et c'est quelque chose qu'on m'a déjà dit aussi : que j'écris bien, que des plaies ouvertes de mes traumatismes j'arrive à trouver ce supplément d'âme, une gentillesse qui suspend le jugement, et des fragments de phrases de beauté.
Oui, mais.
L'autre jour j'étais, de nouveau, dans le canapé du patient, ce n'était pas le même psy que celui dont j'ai parlé tout à l'heure, c'est un nouveau soignant qui sait mettre plus de distance, je lui ai parlé de ce qui me fracasse en ce moment et m'empêche de travailler, j'ai déballé encore les derniers squelettes qui s'empilent en strates géologiques, je ne pleurais pas je tremblais en rigolant en lui disant "c'est trop, c'est trop, on dirait une mauvaise série télévisée, chaque nouvel épisode apporte son truc ahurissant qui terrasse, j'en ai assez d'avoir tiré les mauvaises cartes, à croire que je suis particulièrement poissarde, et je sais bien qu'il faut être résiliente mais je suis juste fatiguée, là." Depuis le Covid, on l'a inscrit sur des slides, sur des flyers en papier glacé avec des photos libres de droits de gens qui sourient, la résilience, c'est devenu une injonction terrifiante : tes souffrances doivent te rendre plus fort. Tu dois les transformer, les sublimer en quelque chose de positif pour la communauté, et qui participera à la grande marche de la productivité vers le progrès de l'humanité. Quand tu es traumatisé, maintenant, tu n'as plus le droit d'être en colère, méchant, et triste, tu dois presque considérer ta souffrance comme une chance que tu as eue. D'ailleurs je trouve qu'il y a une douce ironie à voir que sur nos deux derniers quinquennats français, le mot d'ordre fut d'abord l'égalité hommes-femmes - qui ne donna pas grand chose - puis la santé mentale. Parce que c'est remarquable, de ma grille de lecture féministe, comme le sexisme et la misogynie percent des trous dans la psyché des victimes. Il y a donc un joli programme implicite, la violence d'abord puis ensuite le trauma qui en résulte et in fine devenir résilientes. Pendant ce temps-là rien ne change. On attend juste que les femmes et les hommes qui prirent la parole pendant #MeToo surpassent leur douleur à vif pour en faire des leçons, du management de la douleur, se transformer en œuvres d'art, vases japonais brisés en morceaux et recollés en liserés d'or, en oubliant que les plaies, elles, peuvent rester purulentes.
Partout l'on parle maintenant de la santé mentale. Le sujet est devenu médiatique. On en fait des comptes TikTok, des films, on en parle à la télé, la semaine dernière Trump et son pote Kennedy ont promis de trouver la cause de l'autisme - qui n'est pas une maladie mais une condition neurologique, soit dit en passant. La santé mentale est donc devenue hype. Alors bien sûr, d'un côté, il y a toute la lutte pour le soin, plus ou moins efficace ou pertinente - déconseiller le paracétamol aux femmes enceintes pour éviter l'autisme est d'une ineptie déconcertante - et la conscience d'une souffrance réelle, mais de l'autre, il y a l'expérience de celleux qui, se lançant dans une démarche diagnostique pour suspicion d'autisme et s'en ouvrant à leurs proches, peuvent s'entendre reprocher de suivre la dernière mode après le véganisme et le do-it-yourself. Il y a les phrases que l'on entend sur la beauté et la profondeur de l'humanité de celleux qui sont descendus aux enfers et en sont revenus pour prêcher la bonne parole, et que l'on envie, un peu - je pense à ce podcast sur l'inceste sur Arte Radio dans lequel une ancienne victime s'entend dire qu'elle a de la chance. Je suis presque sûre, d'ailleurs, qu'à propos de mes propres squelettes dans le placard, on me l'a déjà dit. Ce que j'entends souvent aussi, c'est "pourquoi veux-tu tant être originale ? Te démarquer ?". Oh, mais je voudrais tant, au contraire, ne pas tant être écorchée ! Je n'ai aucune fierté à porter des valises de douleurs que je n'ai pas choisies, j'aimerais tant que le placard soit vide ! Mais il faut s'en souvenir : l'art, pour moi l'écriture, pour Van Gogh la peinture, n'est pas un lot de consolation, une bénédiction assortie d'une folie, c'est un dernier recours, un moyen de survie.
Je pense à toutes ces autrices démolies que je lis en ce moment. Je pense à la si charmante Élisabeth, de l'essai d'Adeline Yon, qui est rigolote et pittoresque quand enfin elle est gérable, c'est-à-dire lobotomisée. Je pense au roman autobiographique de Philippa Motte, Et c'est moi qu'on enferme, dans lequel le délire mystique et glorieux se double d'une folie dévastatrice, un ouragan pour sa famille. Je pense à La cloche de détresse, de Sylvia Plath, roman d'une beauté noire qui précède son suicide. Qu'on les invite en plateau quand elles sont encore vivantes pour louer la finesse et la sensibilité de leur écriture, il ne faut pas oublier que la folie déborde les pages du livre. Il faut être aveugle pour ne voir que la beauté de l’œuvre finie sans imaginer les explosions familiales, les conjoints qui pleurent en silence en essayant de porter à bout l'artiste souffrante, l'autodestruction et l'envie d'en finir, l'égoïsme aussi de la dépression et de la mélancolie.
Et puis finalement, je crois, cet impératif de la résilience doublé des louanges de la beauté des mots du fol, c'est d'une hypocrisie sans nom. C'est, par un tour de passe-passe immonde, réduire la responsabilité de la douleur au seul artiste. Élisabeth, Sylvia Plath, explosent aussi parce que leur époque patriarcale les a enfermées dans une soumission d'épouse contre laquelle elles ruaient. Philippa Motte, et le titre de son roman est éloquent, montre l'inhumanité et la froideur des psychiatres qui infantilisent leurs patients. Chloé Delaume, dans toutes ses œuvres, ne cesse de montrer combien la violence qui l'habite naît d'un féminicide. La douleur, bien circonscrite dans l’œuvre, le texte, devient jolie et belle, un volume qu'on est content d'avoir dans sa bibliothèque parce qu'il dit tant de belles choses sur la vie, et l'on oublie de dénoncer les causes de cette douleur parce que sans elles, tiens, il n'y aurait pas eu ce joli livre sur la bibliothèque.
Ainsi, mon ancien psy que je prenais pour un ami se mit à m'admirer, me conseilla Cyrulnik. Ainsi, il m'encouragea, puisque j'écrivais bien, à faire de ma douleur des romans, une œuvre d'art, parce que je saurais, disait-il, avec ma sensibilité, transformer ma colère, mon impuissance et mon effroi, en quelque chose de beau, de fort, qu'on aurait envie de lire. Ainsi, j'ai failli oublier que je suis devenue presque folle en voyant tous les jours l'indignité de la rue de la silicose, par-dessus laquelle passait l'autoroute des berlines et des SUV, la frontière invisible, le béton et les marteaux-piqueurs. L'injustice sociale, par un tour de prestidigitateur, envolée, devenue prétexte à un joli récit de tristesse scintillante. J'en aurais fait une œuvre d'art résiliente ; on aurait oublié que la frontière invisible, elle, existe encore et toujours. La responsabilité collective de cette monstrueuse injustice sociale, escamotée au profit d'un joli roman sur l'étagère d'une bibliothèque. C'est si joli, le kintsugi, ces faïences recollées au liseré d'or, qu'on en oublierait presque qu'on continue à exploser des vases.
La cacophonie emplissait l’espace. Les éclats de voix qui peinent à couvrir le trop-plein de décibels d’une playlist générée par un algorithme au goût douteux. Les rires trop aigus et trop gras des premiers intoxiqués. Les invectives des compagnons de beuverie. Les graviers qui crissent sous le flot incessant des pieds qui vont et viennent du bar aux tables. Dans le chaos naissant, les chiottes offraient encore une paix relative. Dans moins d’une heure, les six urinoirs subiront des assauts ininterrompus. Il profita de quelques instants de calme. Il s’offrit même le luxe de cinq minutes de cohérence respiratoire, qui l’obligea, en pleine conscience, à oublier sa sensibilité olfactive. Pisse, bière aigre, déodorant bas de gamme, sueur. Un effort supplémentaire, nécessaire. La soirée commençait à peine. Il croisa son reflet dans le miroir sale, couvert de stickers et de messages salaces. Ni l’éclat noir dans ses yeux ni les ridules plus marquées qu’à l’habitude ne l’alarmèrent outre mesure.
Il écoutait, il réfléchissait, il participait, non par simple politesse, mais par réel et sincère intérêt. Les échanges étaient riches, passionnants, fulgurants parfois. Il buvait quand les banalités d’usage pointaient le bout de leur ennui, quand les sujets échappaient à son intérêt. Le tumulte ambiant et les discussions du groupe devenaient désormais bruit blanc. Il se réfugia dans son imaginaire, perdit le compte des verres. Ses doigts jouaient avec un knucklebone en bois, il appréciait la texture chaude et rassurante de la matière, la patine et les quelques rugosités. L’objet roulait en boucles infinies. Il songea au GEB de Douglas Hofstadter, il fut cela un jour, un matheux rêvant de créativité, un brin d'une guirlande éternelle. Il répondait par un sourire quand on s’enquérait de son humeur ou par une remarque sibylline quand on le questionnait. Une soirée ordinaire en somme, avec des gens qui l’étaient tout autant. À une ou deux chères et rares exceptions près.
Il perçut à peine la fêlure, infime. Au toucher, elle n’était guère plus qu’une ride d’expression. Violemment, comme s’il venait de se précipiter dans une cabine de cryo — -110 °C en quelques dixièmes de seconde — la brûlure du froid, si intime, le percuta. La réponse de l’amygdale fut immédiate, violente. Il encaissa la réaction en chaîne, tellement familière, l’hypophyse qui décharge l’ACTH pour activer les surrénales qui, à leur tour, lâchent un tsunami de cortisol et d’adrénaline. Panique. Il ferma les yeux, ancra son corps, redressa la colonne vertébrale, régula sa respiration pour accélérer la libération d’ocytocine et de vasopressine. Cinq, quatre. Silence. Trois, deux. Calme. Un. Il ouvrit les yeux. Une minute, personne n’avait remarqué. Il se déplaça légèrement, son visage désormais dans l’ombre. Il effleura le bras de son amie la plus proche. Elle sourit, il répondit par un léger hochement. Elle retourna vers le groupe et relança la conversation. Sans bruit, sans hésitation, il se leva, prit sa veste et son sac. Il sentit son regard tandis qu’il glissait dans la nuit. Il ne se retourna pas, sa concentration dirigée vers la discrétion. Il évitait les cônes de lumière de l’éclairage urbain, il détournait le visage pour ne pas croiser le regard des rares passants qui traînaient encore les rues.
Il entra dans son appartement sans allumer la lumière. Il n’avait aucune envie de croiser son image dans le miroir de l’entrée. Il s’écroula simplement dans le canapé sans prendre le temps de se dévêtir.
Il y a six mois je n'ai plus été capable d'aller travailler. J'étais physiquement et psychiquement épuisée. Il y avait la lente usure des jours, une érosion perpétuelle de petites anxiétés qui s'accumulait et me laissait exsangue, même après deux semaines de vacances. Il y avait eu une situation familiale effrayante, des angoisses régulières, de celles qui te font voir ton téléphone vibrer quand tu ne peux pas répondre, et tu comptes les minutes qui te séparent du rappel, urgent, parce que tout peut basculer. Il y avait mon grand-père qui s'enfonçait dans la démence mois après mois, que je n'avais pas vu depuis trop longtemps, qui habitait loin, et toute la famille qui me pressait pour que j'aille lui rendre visite avant qu'il soit trop tard, tant qu'il pouvait encore, peut-être, me reconnaître. Il y avait aussi eu une brève amitié qui s'était rompue aussi vite qu'elle avait commencé, sans que j'y comprenne rien, et plus que le deuil d'un être qu'on aime, j'étais rongée par l'évidence : ce n'était pas la première fois que ça arrivait, le sens de cette rupture m'échappait et pourtant, ça devait être, forcément, un peu de ma faute. J'avais commencé à débloquer. Les mots ne coulaient plus de mes doigts au clavier, j'avais envie de hurler mais restais réduite au silence, je n'arrivais pas à prendre du recul ou dédramatiser. Je continuais à travailler en pilote automatique ; mais je me suis mise à trembler, m'arracher compulsivement les peaux mortes des lèvres, répéter en boucle quelques onomatopées, mordre mes phalanges. Alors le docteur a dit qu'il fallait faire une pause, et qu'on essaie de comprendre ce qui se passait.
Je n'en étais pas à mon premier burn-out. Parfois j'arrive à remonter la pente au bout de deux semaines, une fois ça m'a pris six mois - comme à présent, je crois. Je n'en étais pas à ma première dépression, elle c'est ma concubine régulière depuis une vingtaine d'années. Je n'en étais pas à mon premier psy, ça j'en ai vu, des -chiatres, des -chologues cliniciens, des -chanalystes. J'ai lu tellement de livres, tellement essayé de comprendre. Quand un sujet m'intéresse je l'explore à fond, vraiment à fond. Tiens, il y a deux ans, je me suis passionnée pour les plantes d'intérieur, et j'ai cherché des vidéos de licence de biologie végétale, essayé de comprendre la conductivité du substrat, j'ai acheté des pipettes en verre, des colonies de micro-organismes, et un mesureur de pH. Donc la psy, pareil, et ma santé mentale, mes dépressions et mes burn-out, j'ai creusé pas mal tu vois ? Avec la crainte, cependant, de l'auto-suggestion, de l'effet Barnum. Un jour ma psychiatre a avancé une idée de diagnostic et m'a suggéré de chercher son nom sur internet pour voir si je m'y reconnaissais ; je lui ai demandé une biblio plus sérieuse que doctissimo ou psycho magazine mais elle m'a envoyé paître. Ça m'a paru cavalier, cette façon de me diagnostiquer au doigt mouillé, si je me reconnais sur mes recherches google c'est que j'ai ça. Mais c'est ce qui s'est produit, puis elle m'a prescrit des médocs, et je croyais que ça aidait mais en fait ça me faisait surtout dormir, et après j'avais encore moins le temps de bosser et je me sentais débordée. J'ai arrêté les médocs, ça allait mieux ; en fait je n'avais pas trop de symptômes de ce diagnostic au doigt mouillé. J'ai arrêté d'aller chez elle.
Aujourd'hui je me retape, suspendue à une procédure de diagnostic plus sérieuse mais plus lente. Le temps de la recherche médicale est frustrant. Peu à peu sortent du brouillard, de plus en plus nets, les contours d'une condition neurologique particulière. Ça faisait quinze ans que j'y pensais, à cette condition, mais on m'avait renvoyé un NON laconique à chaque fois que je l'évoquais : parce que j'avais le sens de l'humour, parce que je comprenais les double-sens, parce que je ne jouais pas aux petits trains quand j'étais gamine, parce que j'étais une femme et que les femmes ça n'a pas ça. Mais après le début de mon burn-out j'ai décidé de vérifier quand même auprès de spécialistes et en fait si, quand même, ça y ressemble vachement. J'enchaîne les questionnaires précis sur des trucs qui paraissaient insignifiants mais qui ensemble dessinent une constellation. Et puis les proches ont rempli les questionnaires aussi et j'ai appris qu'ils avaient remarqué quelques trucs : que oui, j'étais attentive aux textures ; que mon visage était très souvent sérieux, même quand la situation ne l'était pas, cette ride du front qui se creuse dans ma peau ; que parfois mes questions, interventions dans des discussions étaient décalées, inappropriées, gênantes. Autant j'adore les conversations profondes à deux, autant la dynamique sociale d'un groupe, j'ai toujours trouvé ça compliqué, opaque, acrobatique. Donc voilà. C'est pas sûr mais ça y ressemble. Qu'est-ce qu'on fait ?
Le souci de cette démarche diagnostique, c'est que ça te rend vachement égoïste. Avant j'essayais de me faire toute petite, parce que je savais que j'étais trop, pour ne pas emmerder les autres avec ma maladresse. J'en ai perdu la capacité à savoir ce que je ressens, ou ce que je veux, jusqu'à ce que l'émotion ou la sensation soit trop intense pour être niée - c'est là que j'explose. Mais maintenant j'essaie de comprendre et le monde entier prend un sens nouveau ; la moindre anecdote, le moindre souvenir devient un signe que l'on n'avait pas su voir : comment je collectionnais les boîtes à musique quand j'étais gamine ; ma mémoire encyclopédique ; ma maladresse. Ça devient presque oppressant : c'est comme si les feuilles des arbres, la couleur du ciel, tout devenait un signe occulté. Parfois j'essaie d'expliquer : j'aimerais éviter d'aller au supermarché ça me vide les batteries si on reste trop longtemps et je deviens amorphe ; est-ce que tu peux marcher moins vite, j'ai besoin de m'accroupir au bord du chemin pour regarder la forme des feuilles et la course des insectes ? ; je ne peux pas prendre de décision maintenant ça va me prendre trois jours de m'y préparer mentalement. Est-ce que ça fait de moi une connasse capricieuse, d'exprimer ces exigences de diva ? Est-ce que je ne pourrais pas me forcer comme je l'ai toujours fait ?
L'autre jour j'ai lu Mon vrai nom est Elisabeth, d'Adeline Yon ; puis j'ai écouté l'épisode d'Affaires sensibles sur l'histoire de la lobotomie. J'en tremblais de toutes mes feuilles, de ce constat sans appel : si j'étais née cinquante ans plus tôt on m'aurait enfoncé un pic à glace dans l'orbite jusqu'au cortex préfrontal. Parce que je suis inadaptée : mélancolique, toujours à côté de mes pompes, à côté du monde. En fait, la lobotomie était un soin psychiatrique pour les aidants, pas pour le patient. Lui on lui flinguait la faculté de prendre des décisions par lui-même. Inoffensif, doux comme un agneau, soumis pour qu'il arrête de faire chier le monde. Je me demande si je fais chier le monde. Mais ce que je semble avoir n'est pas une maladie, mais une variante neurologique. Comme il y a des blonds et des bruns, il y a des fonctionnements cérébraux alternatifs. Je ne suis pas malade, je suis autre. C'est l'inadéquation du monde à cette altérité qui me flingue. Imagine une personne en fauteuil roulant totalement autonome, mais qui ne peut pas bosser parce qu'on n'a pas installé de rampe pour accéder à son bureau. Ça rend dingue. On ne naît pas fol, on le devient.
Six mois c'est long. Il y a eu des discours, dont un certain m'a été adressé directement, qui reprochaient l'oisiveté de ces gens qui refusent de participer à la marche du monde. Il faudrait se tuer à la tâche et procréer pour accomplir notre programme biologique d'humains. Je ne bosse plus et je suis nullipare, ça fait de moi une traître à la race, deux fois. J'ai du mal à ne pas souffrir de ces reproches, même si j'essaie de les penser, de les recontextualiser dans le débat autour du productivisme contre la décroissance. Ils viennent notamment de quelqu'un qui m'a vue en couches-culottes, faire mes premiers pas, dire mes premiers mots, forcément, il y a des mots qui font plus mal en fonction de celui qui les prononce. En fait mes compétences c'était une maîtrise excellente de la langue française, de l'écrit, une culture générale et littéraire très solide, une capacité à faire du lien et à synthétiser, et une excellente mémoire. Tout cela était très utile avant, quand il n'y avait pas d'IA. L'autre jour j'ai vu un post qui promettait des outils pour comprendre si un texte venait d'un humain ou d'une IA : il parlait de l'utilisation du point-virgule et du tiret cadratin. Donc voilà, je suis une IA, mais moins performante. Je suis obsolète.
Alors que faire ? Le monde me semble un magma informe dans lequel je peine à trouver ma place. Les réseaux sociaux se remplissent de cris et de vociférations à propos d'effroyables guerres, de conflits politiques, de violence pure. Il n'y a plus de place pour les questions, le doute ; plus de place pour la nuance, la réflexion ; de toute façon l'IA s'y colle mieux que nous. Et moi je n'arrive plus à supporter le dilemme : essayer de me conformer au monde, de gommer mes bizarreries jusqu'à l'épuisement ? Ou assumer celles-ci au risque de paraître bizarre, cheloue, ou folle, oui, folle, et voir les proches partir, en me planquant dans mes livres et mes plantes ? Et la honte que je ressens, oh, s'ils savaient, quand j'essaie de parler pour être intégrée au groupe, et que je fais un faux-pas, et que je le comprends.
J'ai souvent entendu cette suspicion : qu'on invente la neuro-atypie pour faire plaisir à ceux qui s'en réclament, pour flatter leur ego, qu'ils se sentent spéciaux. C'est vrai, comme me le disait @Bad_Educatian, "neuroatypique" c'est joli, on dirait la publicité d'une agence immobilière pour un petit appartement plein de charme, ayant conservé le cachet de l'ancien tout en offrant tout le confort du moderne. La neuro-atypie n'est pas charmante. Ce ne sont que bégaiements, la rage de ne pas réussir, d'être comme la pièce du puzzle qui s'est retrouvée dans la mauvaise boite et qui voudrait accrocher mais ne correspond pas. Elle peut se rogner les bords, comme les sœurs de Cendrillon se mutilant les pieds ; elle peut aussi renoncer et adopter la solitude, par lassitude et désespoir.
De toute façon, même si ça en a bien l'air, mon diagnostic n'est pas encore confirmé. En attendant, faute de pouvoir reprendre un rythme de vie normal, j'écris.
"Je pourrais peut-être essayer d'écrire."
Richard rugit, Molly se retint de rien dire, mais Anna s'exclama :
"Oh ! Tommy ! Après tous les conseils que je t'ai donnés !"
Il la regarda avec une affection butée.
"Tu oublies, Anna, que je ne partage pas tes idées compliquées sur l'acte d'écrire.
— Quelles idées compliquées ?" demanda Molly d'un ton cassant.
Tommy reprit à l'intention d'Anna :
"J'ai réfléchi à tout ce que tu m'as dit.
— Tout quoi ?" exigea Molly.
Anna répondit : "Tu es effrayant, Tommy, tu sais. On te dit quelque chose, et tu prends tout au sérieux.
— Mais tu étais sérieuse ?"
Anna réfréna son envie d'en finir par une plaisanterie, et reconnut :
"Oui, j'étais sérieuse.
— Je le sais bien ; alors j'ai réfléchi à ce que tu m'avais dit. Il y avait quelque chose d'arrogant, dans tout cela.
— Arrogant ?
— Oui, je trouve. Les deux fois où je suis venu te voir, tu m'as parlé, et lorsque j'ai rassemblé tout ce que tu m'avais dit, j'y ai trouvé un arrière-goût d'arrogance — une sorte de mépris."
Adossés à leurs chaises, Molly et Richard s'allumaient des cigarettes en souriant, puisqu'ils étaient exclus de la discussion, et échangeaient des regards. Se souvenant de la sincérité que lui avait manifestée Tommy, Anna décida de lâcher au moins pour le moment sa vieille amie Molly.
"Si je t'ai paru méprisante, c'est que je n'ai pas dû savoir m'exprimer comme je l'aurais voulu.
— Mais si — cela prouve que tu n'as aucune confiance dans les gens. Je pense que tu as peur.
— Peur de quoi ? demanda Anna, soudain très vulnérable, surtout devant Richard, tandis que sa gorge se desséchait douloureusement.
— De la solitude. Cela peut te sembler drôle, alors que tu as choisi d'être seule plutôt que de te marier pour échapper à la solitude. Mais je parle d'autre chose. Tu redoutes d'écrire ce que tu penses de la vie parce que tu pourrais te trouver dans une situation vulnérable, tu risquerais de t'exposer, de t'isoler.
— Oh ! Tu crois ? demanda Anna d'une voix blanche.
— Oui. Et si ce n'est pas de la peur, c'est du mépris. Lorsque nous avons parlé de politique, tu m'as dit quel enseignement tu avais tiré de ton expérience communiste, tu m'as dit que les mensonges des leaders politiques étaient la pire des choses, qu'un seul petit mensonge peut devenir un marécage, et tout empoisonner — tu te rappelles ? Tu en as parlé longuement... eh bien, alors ? C'était ton opinion sur la politique, et malgré cela tu as écrit des livres entiers que personne ne voit jamais. Tu m'as dit que le monde était plein de livres cachés dans des tiroirs, que les gens écrivaient pour eux-mêmes, même dans les pays où l'on peut sans danger écrire la vérité. Tu te rappelles, Anna ? Eh bien, c'est une sorte de mépris." Son regard sombre était tourné vers elle sans la voir, perdu dans une contemplation intérieure. Il aperçut soudain le visage rouge et accablé d'Anna, mais il se ressaisit et demanda d'une voix hésitante :
"Anna, tu étais sincère, n'est-ce pas ?
— Oui.
— Mais tu n'imaginais tout de même pas que je n'allais pas réfléchir à ce que tu m'avais dit ?"
Anna ferma un instant les yeux, puis ébaucha un sourire douloureux.
"J'ai dû sous-estimer le sérieux avec lequel tu m'écoutais.
— C'est la même chose, exactement la même chose que pour ce que tu écris. Pourquoi ne te prendrais-je pas au sérieux ?
— Je ne savais pas qu'Anna écrivait, intervint Molly d'une voix péremptoire.
— Je n'écris pas, se défendit aussitôt Anna.
— Et voilà, s'écria Tommy. Pourquoi dis-tu cela ?
— J'ai le souvenir de t'avoir dit que je souffrais d'un horrible sentiment de dégoût et de futilité. Peut-être que je n'aime pas étaler ces émotions.
— Si Anna t'a dégoûté de la carrière littéraire, déclara Richard d'une voix joviale, je ne lui chercherai pas querelle, pour une fois !"
C'était une telle fausse note que Tommy feignit de n'avoir pas entendu et il poursuivit en contrôlant poliment son embarras :
"Si tu éprouves du dégoût, eh bien, tu éprouves du dégoût. Pourquoi prétendre que tu n'en éprouves pas ? Mais en fait tu parlais de la responsabilité. Je ressens la même chose : les gens ne prennent aucune responsabilité les uns envers les autres. Tu disais que les socialistes ne représentent plus aucune force morale parce qu'ils ne prennent aucune responsabilité morale. A l'exception de quelques personnes. Tu l'as dit, n'est-ce pas ? Mais tu écris ! Tu écris dans des carnets ce que tu penses de la vie, et puis tu les enfermes et tu les caches — ce n'est pas un comportement responsable.
— La majorité des gens estimeraient irresponsable de répandre le dégoût. Ou l'anarchie. Ou un sentiment de confusion." Anna prononça ces mots en riant à demi, d'une voix triste et plaintive, dans l'espoir qu'il suivrait ce ton — mais la réaction de Tommy apparut aussitôt : il se ferma et se raidit. Elle l'avait déçu, elle était comme tous les autres — destinée à le décevoir.
Doris Lessing, Le Carnet d'or, "Femmes libres" 1, 1976. Traduit de l'anglais par Marianne Véron, Albin Michel, "Le livre de poche", pp.84-87.
Voici un sentiment que j'éprouve souvent ; j'en ai constaté la régularité, interrogé les fondements scientifiques sans rien y comprendre, l'ai formulé en pastichant de manière ironique l'une de mes premières lectures d'enfant :
"Ce n'est pas le lecteur qui choisit son livre, mais le livre qui choisit son lecteur, Harry."
L'expérience est la suivante : sur l'étagère de la bibliothèque, un livre inconnu vous appelle, sans que vous connaissiez rien de lui. C'est peut-être son titre, son auteur, qui vous susurre une aura de mystère à dévoiler. C'est peut-être un conseil qui vous a été donné. Parfois, cela fait des années, parfois même des dizaines d'années, qu'il traîne dans votre armoire sans que vous vous soyez décidé·e à l'ouvrir — pour cette raison, Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq trône dans ma pile à lire depuis de longues années, sans que le moment, je le sens, soit tout à fait venu. Un jour cependant, vous l'ouvrez, lisez la première ligne, la première page, le premier chapitre, et vous voilà bouleversé·e. Le livre parle de vous. Il soulève les questionnements intimes qui vous tourmentaient depuis quelques jours, quelques nuits d'insomnie. Il remplace le magma de vos pensées inachevées par une rivière de clarté. Il surgit à la perfection, au parfait moment. Comme s'il vous attendait pour que ce jour-ci, précisément, il vous console, vous rassure, vous interroge, également, quant aux préoccupations intimes et profondes qui depuis quelque temps vous assaillaient sans que vous n'y laissiez rien paraître.
Faire l'inventaire de toutes les fois où ce sentiment m'a assaillie serait laborieux, rébarbatif, et impossible. Il faudrait que je reprenne la lecture des dizaines de carnets que j'ai noircis et où j'ai recopié les passages qui me subjuguaient, auxquels je tentais de répondre en pensée. Je suis trop lectrice pour me souvenir, en écrivant ici, toutes ces lectures sidérales ; il s'agirait aussi de rompre le voile de l'intime d'une existence privée, de tourments personnels, sur un espace public qui est celui du blog, et à ceci, je ne suis pas tout à fait prête — j'y reviendrai. Il y a trois ou quatre mois cependant, alors que mes recherches personnelles me conduisaient à considérer la question du trouble du spectre autistique, la lecture — censément divertissante — de Libration de Becky Chambers, m'a éblouie, en ce qu'elle me semblait métaphoriser parfaitement les déboires sensoriels d'une personne autiste via le personnage d'une IA qui acquiert un corps humain. A la sortie de Triste Tigre, de Neige Sinno, j'ai eu le vertige en découvrant combien son approche littéraire du traumatisme, sans vouloir écrire un témoignage résilient, mais en utilisant le matériau littéraire comme outil de pensée de l'anéantissement et du mutisme, était jumelle de la mienne, autrefois déployée dans un de ces carnets enfermés dans une armoire qu'évoque le Tommy de Doris Lessing. Il y a deux semaines, je terminais la lecture de Mon vrai nom est Elisabeth, d'Adèle Yon, qui me passionna par sa réflexion sur la place de la folie dans la sphère familiale, et son prétexte pour enfermer et annihiler les femmes, en particulier. Non seulement le sujet m'était terriblement familier — pour appartenir à un arbre généalogique particulièrement mélancolique et tourmenté — mais il m'apporta des éléments précieux dans la narration d'une partie du jeu de rôle de l'Appel de Cthulhu que je maîtrisai ensuite : un personnage-joueur féminin et rebelle, dans les années 1920, s'était alors, sans que je l'aie initialement prévu, retrouvé interné dans un hôpital psychiatrique horrifique, et je tirai bien des idées de cette lecture précédente. Et voilà qu'hier soir, à la fin de deux semaines de vacances familiales et amicales qui ne me laissèrent guère le loisir de toucher aux six bouquins que j'avais emportés avec moi, en prévision d'un temps dont je ne disposai finalement pas, je commence à lire Le Carnet d'or, simplement parce qu'Augustin Trapenard en parla avec émoi dans cette chronique, et me voici, simplement, sidérée.
Que faire de ce sentiment de familiarité extrême de la lecture qui nous saisit ? Nous en avions longuement, et souvent parlé avec @Bad_Educatian : la narration alors peut nous saisir au point qu'inconsciemment, et durant quelques jours, nous en adoptions le style, le phrasé et le rythme. Je ne m'inquiète pas outre mesure de cette influence : à force de lectures et de temps, mon style, d'abord trop plagié et imité de la lecture récente, finit toujours par se délier, nourri de nouvelles formes, sans s'y figer complètement ; plus je lis, plus je suis influencée, et plus mon style se singularise. Je le disais à un psychanalyste autrefois, qui s'étonnait de m'entendre souvent lui répondre en citations d'auteurs : ma voix, mon identité de parole, n'est que l'amalgame mouvant des centaines de voix plus anciennes qui m'ont construite et nourrie. Il me semble illusoire de se croire en pensée complètement autonome. D'ailleurs, Proust n'a pas fait autrement pour élaborer son propre style : avant La Recherche, il s'adonna à un exercice d'imitation de tous les auteurs qui lui semblaient compter, dans Pastiches et mélanges. Plus il parvenait à imiter, comme un élève d'une école de peinture, le style des grands maîtres, plus, par la répétition de l'exercice à partir d’œuvres diverses, il s'en distinguait. Pourtant, j'entends aussi D. qui, à la lecture d'un roman que je lui suggérais, s'inquiéta : "ce que les personnages écrivent, j'aurais pu l'écrire aussi, et je suis agacé de ce que si je les dis désormais, ce sera du plagiat. Ainsi, lire ce roman me passionne autant que cela m'énerve, et me donne l'impression d'en être réduit au silence" (je paraphrase la discussion exacte, et peut-être aurai-je maladroitement déformé la pensée de D.)
Du silence de cellui qui écrit, peut-être est-ce le vrai nœud du problème que je cherche à tâtons, dans le désordre de ce billet de blog, et des raisons de la question de Tommy : tous ces carnets noircis qui restent au fond du placard, est-ce du mépris ? De l'irresponsabilité ? N'est-ce pas, au fond, l'incommunicabilité qui a relié, en rhizome souterrain que je n'avais pas su voir jusqu'ici, mes dernières lectures : Neige Sinno qui raconte l'arrachement au langage que constitue le viol ; l'IA de Becky Chambers qui ne sait pas comment ressentir et communiquer comme une humaine normale ; l'Elisabeth d'Adèle Yon qui fut internée, traitée aux électrochocs et à la lobotomie, pour n'avoir pas su se taire et jouer docilement le rôle de femme au foyer soumise que son mari, dans les années 1940, exigeait d'elle ? Et ce blog, que nous avons créé, @Bad_Educatian et moi, n'était-ce pas une tentative de nous arracher au silence feutré de notre mélancolie partagée ? Que dire alors de ce foisonnement de billets sur la violence, le mois dernier, que nous imaginions en série régulière, du dernier texte fictionnel éclatant de violence cathartique, suivi par un long silence ?
Pourquoi écrit-on ? Pourquoi cesse-t-on de le faire ?
Suis-je peureuse, parce que craignant comme Anna le mensonge, je redoute de publier une parole qui, par la force du temps et du changement, perdrait de sa véracité ? Ou parce que comme elle, je me dis souvent que bien peu sont ceux qui apprécient de lire le dégoût, la confusion, ou l'anarchie ? Parce que j'ai peur d'effracter lea lecteurice par des thèmes — la violence par exemple, sous toutes ses formes et notamment celles qui me sont les plus familières, les violences sexistes et sexuelles, mais aussi la folie — qui pourraient lea blesser presque autant que je l'ai été ? Parce que je doute ? Parce que j'ai peur de m'exposer ?
Il y a des livres qui te choisissent, et qui te parlent dans ton âme et tes tripes comme s'ils t'avaient attendu·e tapis dans l'ombre, s'élançant comme un fauve pour saisir leur proie palpitante au moment où elle se montre la plus vulnérable. Tommy me renvoie à ces carnets par dizaines enfermés dans mes placards, aux mots de mes proches qui savent, et qui m'ont lue, et qui me demandent pourquoi je ne tente toujours pas de me faire éditer. Tommy me fout un énorme coup de pied au cul, du haut de ses dix-neuf ans révoltés d'adolescent qui reproche aux adultes leurs lâchetés et leurs trahisons, l'abandon de leur révolte et de leurs idéaux. Il existe mille raisons de cesser d'écrire, mais je n'en connais qu'une pour recommencer : déchirer le voile du silence et du mutisme qui nous dévore, réapprendre à hurler, à rire, à danser et à jouir, s'arroger le droit de s'écrier : "j'existe et je vis", parce qu'au bout du silence il n'y a que la mort.
J’ai porté ma parole en vous comme une flamme […]
Je ne suis que parole intentée à l’absence,
L’absence détruira tout mon ressassement.
Oui, c’est bientôt périr de n’être que parole,
Et c’est tâche fatale et vain couronnement.
Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l'immobilité de Douve (1953)
Au détour d’une conversation d’apparence anodine avec des voisins, j’aborde cette question de la violence dans l’écriture et le jeu qui nous interroge en ce moment. Le dernier texte de @Bad_conscience est éclairant. Ouais, je suis ainsi, parfois, avec les personnes que je ne connais pas, quand le masque tombe et que les inhibitions se lèvent. Pas de small talk, direct les sujets intéressants (pour moi en tout cas). Et encore, je suis resté soft. Au moins, je n’ai pas attaqué par les trucs kink. La question centrale était : comment éviter les écueils de la narration de la violence ? C’est-à-dire sans la banaliser, sans la minimiser, pour le plaisir du lectorat ou des joueureuses, avec ses conséquences. Précision pas tout du tout subsidiaire : quand on est un homme blanc cis dans sa cinquantaine.
Première réponse d’une interlocutrice « Pour qui écris-tu ? », rapidement enchainée par « Écris-tu ce que tu as envie ? » Ce n’est pas anodin. Je sais que j’écris pour moi et que j’écris des choses que j’aimerais lire. L’écriture est un plaisir narcissique, je crois. Une fois publié, cependant, le texte ne m’appartient plus. Il devient celui de la personne qui le lit ou le joue, avec la façon dont elle le comprend, qui le fait sien, avec toute la gamme des émotions possibles. Elle peut l’interpréter, lire entre les lignes, se dessiner mon portrait, mon caractère. Elle peut me haïr pour ce qu’elle a lu. Elle peut se tromper à mon sujet. L’essentiel reste dans mon intention qu’elle soit visible, comprise ou non. Qu’une lecteurice ou une joueureuse me perçoive comme un monstre misogyne, raciste, validiste, queerphobe ou autre ne me regarde pas. Je sais que je ne le suis pas. Je sais, en revanche, l’authenticité que j’aurai mise dans l’écriture. Si iel souhaite me confronter, nous discuterons de ce qui ne se voit pas, ou ne se comprend pas. Moi, je dois pouvoir me regarder dans une glace. Je dois m’assurer que je ne prive pas les lecteurices et les joueureuses de leur libre arbitre, que je n’insulte pas leur intelligence.
Tu veux écrire, mon grand, des trucs horribles, violents, sanglants. Inspirer le dégoût ou le rejet, bousculer, questionner, exprimer une catharsis. Vas-y. Extrait d’un texte sur lequel je travaille. Ce n’est vraisemblablement pas pour un public non averti, les trigger warning sont nombreux. Lecteurice avertix, ton avis me sera précieux.
Tu te tiens devant lui. Il porte un bandage à la main droite, la morsure, tu reconnais l’odeur de la chienne. Une quinzaine de centimètres et une bonne trentaine de kilos de plus que toi. La cinquantaine. Un visage quelconque, que tu oublieras vite. Un pauvre type de plus, ancré dans ses certitudes qu’il tient pour des vérités absolues. Un bourreau, un lâche qui prend son pied en humiliant les plus faibles. Faut le comprendre, la seule manière qu’il a de briller, c’est de s’en prendre à des plus petits que lui. Inversion du trope et des rôles. Il y a moins d’une minute, il arborait le sourire carnassier du vainqueur. Il jubilait, tu étais acculé au fond de l’impasse. Pour eux trois, c’était du tout cuit, ils allaient se défouler. Un hallali pour eux qui se considèrent comme des alphas. Puis, il avait blêmi. Pas tout de suite. C’est le problème des brutes, ils sont persuadés d’être plus malins que tout le monde. Mais le temps que son cerveau analyse les informations qui lui parvenaient, les deux autres étaient à terre. Il était acculé au fond de l’impasse.
La ville est ton territoire désormais. Tu sais en invoquer les forces cachées, les puissances chthoniennes et la violence. Tes ancêtres désapprouveraient. Ils les répétaient, tous ces sermons sur la magie blanche, la magie noire, le prix à payer quand on inflige la douleur. Tu y as cru, longtemps. Tu as craint d’y recourir, c’était le but. Mais Elle, Elle t’a raconté autre chose, Elle t’a montré la voie. Elle t’a mis au défi de franchir le pas. Ni blanc ni noir, ni bon ni mal, ton pouvoir ne sert que ton devoir. En réponse à un mouvement de ta main, les ombres qui habitent l’impasse prennent consistance. Des tentacules de ténèbres absolues obéissent aux mouvements de tes doigts. Le premier s’enfonce dans la gorge du mec à droite. Tu ne le regardes même pas. Il tombe à genoux, la bouche grande ouverte à s’en déchirer la commissure des lèvres. Le tentacule s’insinue dans sa trachée, aux tréfonds de son système digestif. Ses sphincters lâchent, il pisse et chie sur lui, les yeux exorbités tandis que la mémoire du lieu envahit son cerveau. Il pleure. Le deuxième est plus lent, selon ta volonté, les orifices visés exigent plus de précision. Le tentacule entre doucement dans les narines et les oreilles de la meuf à gauche pour emplir ses sinus. La souffrance et la terreur déforment son visage, déjà enlaidi par sa méchanceté ordinaire. Un cri silencieux semble s’échapper de sa gorge, à lui briser les cordes vocales, quand de minuscules tentacules s’immiscent dans ses orbites sous les globes oculaires.
Tu n’as pas choisi cette impasse au hasard. Tu sais son histoire, jusqu’à des temps immémoriaux. Tu as écouté les récits des fantômes. Tu as vu les souvenirs des murs et des pavés. Tu as perçu les échos de tous les drames, de toutes les horreurs qui se sont jouées ici. Passages à tabac, overdoses, maladies, viols, tortures, violences conjugales, meurtres, massacres. La mémoire du lieu pénètre lentement le cerveau des petites frappes, saturant leurs synapses chauffées à blanc par la terreur induite par les tentacules. Elles vivent les exactions subies par les victimes de tous ces drames et de toutes ces horreurs. Elles perçoivent les lames et les bites qui s’enfoncent dans leur chair, le goût de l’urine de celui qui leur pisse dessus après avoir fait son affaire, la matraque qui défonce l’anus et déchire le rectum, l’odeur de merde, le foutre qui poisse le visage et brûle les yeux, les coups qui pleuvent, la douleur et la souffrance, le goût métallique de leur propre sang, la vie qui les quitte, la mort que l’on supplie d’être rapide. Un cauchemar sans fin, une éternité pour eux, quelques secondes pour toi. Tu ressens leur cerveau qui grille, la folie qui les envahit. Le syndrome post-traumatique fera de leur vie un purgatoire. Ni colère ni vengeance. L’inflexibilité froide. La justice immanente, ironique, poétique, pour ceux qui ont souillé ta terre et porté la main sur tes protégés.
Tu te tiens devant lui. Il se gonfle de sa propre vacuité pour te dominer physiquement. « Je vais te saigner connard ! » L’éclat de la lame répond à l’éclat vicieux qui traverse son regard. Ton visage n’affiche aucune émotion, ton regard est froid, ta voix cingle comme un fouet. « Tu ne mérites même pas mon mépris. » Puis, la malédiction : « J’ai le pouvoir de nommer, tu es Parasite. Tout être te reconnaitra désormais comme tel. » La malédiction est bien réelle. Elle le frappe au plus profond de son être. Il se plie en deux, et tombe lourdement sur ses genoux. À la ronce chétive qui survit dans un interstice entre le trottoir et le mur, tu commandes de croître. Les tiges s’enroulent autour des bras, des jambes et du cou de celui qui fut une brute tragiquement ordinaire. Les épines s’enfoncent dans ses chairs, le sang perle. « Si tu survis. » La décision de lui retirer les attributs de sa pathétique domination est prise depuis longtemps. Ce n’est pas une sentence, celle-ci a été prononcée dès la première violence commise pour asseoir son emprise sur ceux qui sont démunis devant sa violence. Tu accomplis simplement ton devoir, implacable, sans joie ni remord. Tu débarrasses ton territoire des parasites. Le temps se fige. D’abord, la voix qui interrompt et étouffe la parole des autres. Tu plonges la main au fond de sa bouche. Tu saisis la langue et l’extirpes d’un coup sec. Enfin, la virilité, symbole turgescent de la masculinité toxique qui viole et qui abîme l’humanité des victimes. La ronce déchire le pantalon, libérant sa queue qui pendouille. Triste déréliction. Tu empoignes bite et couilles pour les arracher. Son hurlement est un gargouillis infâme qui s’étouffe dans le sang qui emplit sa bouche. Tu lui présentes les reliques flasques de ses certitudes stupides et si misérablement banales, oripeaux de sa médiocrité crasse, avant de les jeter au loin. Que les charognards s’en repaissent. Lui, il nourrira les ténèbres et tombera dans l’oubli.
Tu te retournes sans un regard pour les bourreaux de Li et de tant d’autres. Elle est là, au bout de l’impasse. Elle s’approche lentement. Elle caresse tes mains dégoulinantes de sang, porte les doigts à sa bouche pour en dessiner le contour, les lèche doucement. Elle t’embrasse à pleine bouche. Il te semble qu’Elle aspire l’élixir, ton âme, ton être tout entier. Vos fluides se mêlent et s’échangent. Elle s’écarte sans te repousser. Ses yeux sont vissés aux tiens. Sa voix est douce quand Elle te maudit ou te bénit. La moralité n’a, de toute façon, aucun sens.